Le principal conseiller du British Council John Knagg parle d’une « ruée suicidaire et mondiale sur l’enseignement précoce de l’anglais » pour désigner ce penchant qu’ont de nombreux systèmes éducatifs à privilégier l’anglais aux dépens d’autres langues non dominantes, souvent langue maternelle des enfants.
Cette question est particulièrement pertinente pour l’Asie du Sud-Est, au moment où les pays appartenant à l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) se rassemblent – et entrent en concurrence – aux premiers jours de la Communauté économique de l’ASEAN.
Alors que le respect des « différentes cultures, langues et religions de tous les peuples » est un des principes fondateurs de la charte, de l’ASEAN, ce document précise également que l’anglais devient la langue de travail officielle de l’association. Soulignant cette importance, le Secrétaire-Général de l’ASEAN, Le Luong Minh, désigne l’anglais comme un « outil indispensable de rassemblement de notre communauté. »
Les 10 pays constitutifs de l'ASEAN abritent au total plus de 1 000 langues, nombre d'entre elles étant des langues minoritaires dont l’existence est déjà précaire : à elle seule, l’Indonésie comporte 143 entrées dans l’Atlas interactif de l'UNESCO des langues en danger dans le monde.
Avec l’anglais obligatoire au cycle primaire dans neuf des dix pays de l’ASEAN (l’Indonésie faisant exception), les experts pensent que ces langues pourraient être complètement éclipsées par le poids des politiques œuvrant à la concurrence au sein de l’ANASE en adoptant la formule « langue dominante plus anglais » dans l’éducation.
Le débat autour du « locuteur natif »
Naashia Mohamed, conférencière du Département de linguistique de l’Université nationale des Maldives, déclare qu’il existe dans son pays une forte pression pour que l’anglais soit enseigné le plus tôt possible, afin de garantir aux enfants les compétences linguistiques apparentes d’un « locuteur natif ».
« Je crois que cette attitude doit changer. Aux Maldives, si on ne parle pas anglais avec un accent de locuteur natif, ce qui me paraît impossible, on n'est pas un bon anglophone » précise-t-elle. « Les enfants finissent par ne parler couramment ni l’une ni l’autre des deux langues ».
Selon le docteur Mohamed, la politique de « l’anglais d’abord » s’étend à tous les domaines de la vie scolaire aux Maldives, aux dépens de la langue dominante du pays, le divéhi. « Même quand on parle d’un problème personnel, il faut s’exprimer en anglais » dit-elle. « Les gens délaissent donc le divéhi parce que l’anglais est devenu essentiel dans la communication quotidienne. »
Outre le fait que ce qui passe pour l’accent d’un « locuteur natif » varie considérablement d’un pays à l’autre, la question de l'utilité se pose également.
Le nombre d’utilisateurs multilingues de l’anglais dépasse largement le nombre de locuteurs natifs de la langue, et la façon dont l'anglais est enseigné devrait refléter cet aspect, selon Andy Kirkpatrick, professeur à l’Université Griffith et expert de la langue anglaise et de son utilisation en Asie.
Il soutient l’utilisation de l’anglais comme lingua franca (ALF), qui vise une capacité de compréhension mutuelle dans la communication interculturelle, plutôt que l’adhésion aux normes du locuteur natif. Pour que cela fonctionne, précise-t-il, l'anglais doit être retardé jusqu’à ce que les enfants parlent et écrivent couramment leur langue locale et nationale.
« Précipiter » l’apprentissage de l'anglais
Bien sûr, de nombreux systèmes éducatifs adoptent une approche opposée. Selon le professeur Kirkpatrick, cette « précipitation » pour s’assurer d’une éducation précoce des enfants en anglais est en partie alimentée par la fausse notion selon laquelle la capacité à acquérir une langue diminue avec l’âge. Ce qui n’est pas le cas, selon lui.
« Il existe une sorte de mythe, selon lequel il vaut mieux être jeune pour apprendre une langue. Ça n’est simplement pas le cas. Les adultes sont d’excellents apprenants. L’âge n’est pas nécessairement pertinent. »
La croyance selon laquelle l’objectif devrait être une immersion précoce dans la langue anglaise a entraîné le recours à l'anglais comme outil d'instruction (AOI), une approche qui va à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, d'après le consultant en Éducation et Développement de la petite enfance, Cliff Meyers.
Selon lui, il est « tout à fait compréhensible » que les parents veuillent que leur enfant parle anglais afin d'élargir le champ de ses possibilités au-delà de leurs propres frontières. « Le problème est que la distinction entre l’anglais comme matière et l’AOI est trop sophistiquée pour être transmise simplement, et donc on persuade [gouvernements et parents] que l’AOI est la solution, alors que cela fait partie du problème. »
Cette affirmation est confortée par de récentes études portant sur l’éducation en immersion. Dans une de leurs études à grande échelle, des chercheurs de l’Université de Stanford ont observé les progrès scolaires sur le long terme de près de 18 000 élèves apprenant l’anglais dans le système scolaire de San Francisco.
Ils ont pu constater qu’à long terme, la performance des élèves bénéficiant d’un enseignement dans deux langues dépassait celle de leurs homologues instruits en anglais (immersion), à la fois au niveau scolaire et au niveau linguistique.
(La Californie a d’ailleurs récemment abrogé la loi préconisant l’enseignement unique en anglais dans les écoles publiques).
Le discours du désespoir
D’après le professeur Kirkpatrick, les préoccupations concernant la perte de la langue maternelle sont renforcées par le fait qu'actuellement, l'apprentissage précoce de l'anglais en Asie s’avère souvent inefficace.
« On est face à une sorte de désespoir. Lorsqu’on voyage en Asie, on entend les gens se plaindre sans arrêt du fait que les enfants suivent des cours d’anglais pendant dix ans et sont incapables de faire une seule phrase dans cette langue » explique-t-il. « En réalité, les enfants n’apprennent pas l'anglais. »
La situation est particulièrement flagrante dans les écoles rurales, qui bénéficient de peu de ressources, et où les enseignants ne maîtrisent souvent pas bien la langue.
Khaing Phyu Htut, Responsable de l’Anglais pour les systèmes éducatifs auprès du British Council en Birmanie, explique que bien que les enfants de son pays apprennent l’anglais dès la première année d’école, leur maîtrise de la langue n’est pas très grande, en grande partie du fait des capacités des enseignants. Outre ce problème, le manque de formation initiale et continue, ainsi que des évaluations reposant principalement sur l’apprentissage par cœur, font fi de tout l’aspect communication dans l’apprentissage de l’anglais.
Meyers remarque les mêmes problèmes dans l’ensemble de la région et explique qu’alors que « l’anglais courant pour tous » peut être une campagne populaire pour les personnalités politiques, « les aspirations vont plus vite que la réalité sur le terrain, et ce sont les enseignants qui en souffrent le plus. On leur donne la responsabilité incroyable d'enseigner des compétences lorsqu'eux-mêmes ne les maîtrisent pas vraiment et ne bénéficient pas d’un soutien favorable. »
L’UNESCO plaide pour que la priorité soit donnée à l'apprentissage des compétences en lecture et écriture dans la langue maternelle avant de passer à une langue nationale et, comme l’explique le professeur Kirkpatrick, « de passer seulement ensuite à la lecture et l’écriture en anglais ».
« Personne ne peut dire qu’il ne faut pas donner accès à l’anglais aux enfants, » dit-il. « Mais, on peut avoir le beurre et l’argent du beurre. »
John Knagg, Andy Kirkpatrick, Naashia Mohamed, Khaing Phyu Htut et Cliff Meyers sont intervenus à la récente 5ème Conférence internationale sur les langues et l’éducation organisée à Bangkok par le Groupe de travail sur l’enseignement multilingue de l’Asie et du Pacifique (MLE WG), qui comprend des agences des Nations unies, des ONG et des institutions universitaires. Le MLE WG a été créé pour résoudre les difficultés liées à l’éducation auxquelles sont confrontées les communautés ethno-linguistiques de l’Asie et du Pacifique.