Peut-on améliorer l'apprentissage des enseignants en inversant le paradigme habituel du développement professionnel (DP), c’est-à-dire en remplaçant l'acquisition des connaissances, qui se fait généralement pendant leur « formation » initiale, par une approche habituellement extérieure à celle-ci ?
« Inverser » (ce fameux verbe) le développement professionnel (DP)
Considérons ce qui suit. Malgré des modèles plus variés, les ateliers formation demeurent un classique du DP. Darling-Hammand et ses collègues (2009) signalent un recours à ces ateliers dans 91 % des programmes de DP aux États-Unis. En ce qui concerne les ateliers financés par des bailleurs de fonds, des ministères de l'éducation ou des agences multilatérales que j'ai pu mener, évaluer, observer ou auxquels j'ai été invitée, ce chiffre se rapproche des 100 %.
De nombreux ateliers se concentrent encore essentiellement sur l’acquisition de connaissances théoriques, au lieu de compétences pratiques. De retour dans leur salle de classe, les enseignants se retrouvent alors seuls face à cette tâche plus complexe, qui consiste à concevoir et initier des activités sur la base de ce qu'ils y ont appris. Il n’est pas étonnant que nombre d’entre eux considèrent le développement professionnel comme une perte de temps, quelque chose qu’ils doivent davantage subir que s’approprier.
Le développement professionnel inversé
Le modèle inversé de DP, bien que largement utilisé pour l’apprentissage des élèves, l’est encore moins lorsqu’il s’agit de former des enseignants, et particulièrement dans des contextes de ressources limitées.
Dans une approche inversée, les enseignants abordent la partie théorique par des vidéos, des simulations, des moyens multimédias ou du matériel en ligne ou en version papier avant le regroupement présentiel.
Ceci leur donne l’occasion de se confronter, de réfléchir aux idées et notions proposées, voire d’en émettre de nouvelles. Les enseignants peuvent ensuite, au cours des séances présentielles, participer à un apprentissage basé sur le questionnement et la conception pédagogique, en créant, mettant en pratique et évaluant des activités ou des outils destinés à leur classe et inspirés par ces notions acquises au préalable.
Les avantages du développement professionnel inversé : une approche de l’apprentissage par étapes
Bien que cette technique soit plutôt perçue comme innovante, les enseignants se sont mis à inverser le mode d’instruction, avant l’existence de cette expression et bien avant les vidéos de la Khan Academy. En outre, de nombreux programmes de formation ont au moins commencé à explorer le concept d'inversion pour le DP des enseignants. Voici quelques-uns des avantages du développement professionnel inversé constatés par le CDE.
Tout d’abord, l’approche inversée, repense le paradigme du développement professionnel. Dans le développement professionnel « traditionnel », l’apprentissage formel des enseignants consiste généralement en un événement unique : l’enseignant n’absorbe activement les données qu’après la séance, moment où il / elle est confronté(e) au maximum de pression et bénéficie du minimum de soutien. À l’opposé, l’approche inversée conçoit le développement professionnel dans un processus comportant trois phases : avant, pendant et après (Doolittle, 2014).
La figure 1 illustre le contraste entre les deux approches:
FIGURE 1 : Séquence de développement professionnel : standard contre inversé
L’approche par phases fournit davantage d’« occasions » (Doolittle, 2014) à l’enseignant d’absorber les données de façon active. Par exemple, dans la phase en amont, c’est-à-dire « avant », lorsque les enseignants sont en interaction avec le contenu, ils peuvent repasser ou revoir des parties de ce contenu qu’ils tentent d’appréhender, faire une pause et y revenir, chose impossible dans un contexte de formation présentielle.
« Pendant » la formation présentielle, les enseignants s’impliquent dans un apprentissage plus approfondi, en créant pour leur classe des activités qu’ils mettent en pratique, évaluent et révisent.
Dans la phase en aval, c’est-à-dire « après », les enseignants commencent à « retenir » ce qu'ils ont appris, et c'est là que le soutien est essentiel. Toutefois, même sans mécanisme de soutien solide, le fait d’avoir participé activement à la conception des activités et à l’évaluation de celles-ci dans une séance, entourés d’experts et de collègues enseignants, offre au moins une meilleure possibilité pour la poursuite de la mise en pratique de ces activités dans la classe.
Une rétention accrue et une meilleure utilisation des ressources
Par ailleurs, bien que les études sur l’apprentissage inversé des enseignants soient limitées, les aspects fondamentaux de ce type d’apprentissage sont étayés par la recherche. Les adultes et les jeunes apprenants bénéficient d’un apprentissage distribué (entrecoupé de périodes de repos), à l'opposé d'un apprentissage massé (car un atelier d’une semaine, tout comme un marathon de révisions en vue d'un examen, peut convenir à la mémoire à court terme, mais ne contribue que très peu à l'apprentissage sur le long terme).
De plus, les études sur l’apprentissage basé sur les technologies (Means et al. 2009) suggèrent qu’une approche mixte, associant l’apprentissage basé sur les technologies à l’apprentissage présentiel, entraîne une meilleure rétention et application des connaissances acquises, que dans le cas d’un apprentissage uniquement en ligne ou uniquement présentiel.
Enfin, le modèle inversé de DP peut contribuer à la préservation de fonds de développement professionnel insuffisants.
Plutôt que de faire appel à des « experts » (internationaux ou autres) pour une instruction directe (« la partie facile »), les données peuvent être communiquées à plusieurs publics au moyen des technologies de l’information.
Ainsi, l’approche inversée du DP pourrait faire évoluer la formation des enseignants pour que celle-ci passe d’un régime régulier d’ateliers, à des formes plus avantageuses de développement professionnel - ou bien pour qu’elle élimine carrément les ateliers au profit d’un soutien direct dans les établissements.
Les défis du DP inversé
Il est clair que l’inversion du modèle de développement professionnel pose de nombreux défis, le plus évident étant celui d’une connexion Internet fiable permettant d’accéder à tout contenu d'intérêt.
Bien des solutions existent pour contourner ces difficultés, telles que les serveurs antémémoires, l’envoi de DVD aux établissements des régions isolées (comme l’a fait le CDE dans un projet d’apprentissage mixte, il y a plusieurs années), les programmes audio / radio, les applications éducatives pour téléphones mobiles et les matériels en version papier.
La bonne nouvelle, c’est le taux de croissance rapide, au cours de ces dix dernières années, de l’accès à un Internet haut débit, des réseaux mobiles et de la possession de smartphones par les ménages les plus défavorisés du monde (GSMA 2016 ; Banque mondiale 2016).
Cependant, deux éléments constituent un défi encore plus important : la pertinence du contenu et la nécessité d’équilibrer ce qui est souhaitable et ce qui est possible. En effet, trouver et créer des modèles vidéo de haute qualité sur des pratiques pédagogiques en langues locales spécifiques aux pays concernés, peut s’avérer difficile et coûteux.
La capitalisation sur du contenu ouvert et la production participative de ressources peuvent être utiles dans une certaine mesure, tout comme le fait d’encourager les agences de mise en œuvre à rassembler la totalité des contenus créés au cours d’un projet sur une plateforme libre d’accès. Dans de nombreux cas, le contenu devra cependant être créé, et un soin tout particulier apporté à ce qu’il soit de haute qualité et interactif, et non pas juste des vidéos de cours montrant des gens qui parlent.
Le troisième défi est celui de la responsabilisation des enseignants, afin que ceux-ci réalisent le travail « en amont du DP » de manière effective. L’été dernier en Asie du Sud-Est, j’ai été confrontée à ce problème car, j’avais demandé à des enseignants de lire des documents et de visionner des vidéos avant l'atelier, mais ceux-ci ne l'ont pas fait. En conséquence, l’activité d’apprentissage n’a pu être qu’un ersatz de ce que j’avais prévu de faire.
Lors d’un atelier subséquent, j’ai pu observer un changement grâce à l’utilisation d’un outil d’évaluation numérique gratuit, permettant de vérifier la participation aux activités précédant l’atelier. Dans le développement professionnel inversé, il est ainsi impératif d’évaluer la compréhension des enseignants au moyen d’un outil d’évaluation numérique ou de « billets d'entrée » version papier. Cela permet de responsabiliser davantage les enseignants participants et d'aider les instructeurs à vérifier la compréhension de ces derniers avant de passer à des activités plus approfondies durant l’atelier.
L’inversion : modes passagères contre aspects fondamentaux
Le plus grand risque associé au développement professionnel inversé pourrait être l'inflation habituelle des attentes par rapport aux technologies et la tendance à se concentrer sur le contenu numérique devant être consommé en amont de l'atelier plutôt que sur les objectifs pédagogiques qui sont avant tout, plus importants.
N’oublions pas que l’apprentissage inversé repose sur une stratégie très traditionnelle d'apport de contenu en amont de la classe. Ce qui en fait un outil potentiellement puissant, c’est la possibilité pour les enseignants d’absorber le contenu de façon active et de l'appliquer « avant, pendant et après » le développement professionnel, quelle que soit (ou en dépit de) la technologie utilisée.
Ce qui en fait également un outil potentiellement puissant, c'est la possibilité de faire évoluer le développement professionnel pour que celui-ci passe d’un simple apport de connaissances, à une aide « opportune » pour ces enseignants impliqués dans la l’apprentissage actif de la conception et de la recherche de solutions pour des stratégies pédagogiques innovantes.
Dans bien des endroits du monde, le développement professionnel façonne de mauvaises pratiques, celles-là mêmes que nous exhortons les enseignants à abandonner. L'inversion du DP pourrait être une façon de changer ce modèle, en apportant connaissances et soutien et en renforçant les compétences, et ce, le plus efficacement possible.
Mais nous n’y parviendrons que si nous restons concentrés sur les tâches ardues que sont l’enseignement et l’apprentissage, et non sur l'aspect technologique.
Bibliographie
Burns, M. (2016, février). Twelve rules for flipping your classroom. E-Learning Industry. Disponible sur http://tinyurl.com/hvw8aut (bien que non référencé dans ce blog, ce document traite de certaines faiblesses associées à l’apprentissage inversé)
Darling-Hammond, L., Chung Wei, R., Andree, A., & Richardson, N. (2009). Professional learning in the learning profession: A status report on teacher development in the United States and abroad. Oxford, OH : National Staff Development Council.
Doolittle, P. (2014, May 21). Flipping the classroom: Leveraging technology in the design of instruction to foster student learning. Teaching with Technology Symposium, Medford, MA : Université Tufts.
GSMA. (2016). The mobile economy, 2016. Disponible sur https://www.gsmaintelligence.com/
Means, B., Toyama, Y., Murphy, R., Bakia, M., & Jones, K. (2009, juin). Evaluation of evidence-based practices in online learning: A meta-analysis and review of online learning studies. Washington, D.C. : Ministère américain de l’Éducation.
La Banque mondiale. (2016). Digital dividends: Exploring the relationship between broadband and economic growth. Disponible sur http://tinyurl.com/gs5ch78